Portrait de Françoise Frazier

Nous avons l’immense tristesse de faire part du décès de Françoise Frazier, professeur de littérature grecque au sein du Département de Langues et littératures grecques et latines de l’UFR PHILLIA – la philologue qu’elle était regrettait le barbarisme du nom de son UFR, avec son double λ, là où la φιλία grecque n’en comportait qu’un, mais elle n’était pas insensible à l’idée que l’amitié – un des fils conducteurs de sa vie – pût donner des « L » aux modernes.

Françoise Frazier nous a quittés le 14 décembre 2016, des suites d’une longue maladie, et elle laisse la communauté universitaire et son entourage dans une grande solitude. Elle était de ceux qui avaient une pleine conscience de la brièveté de la vie, et de la nécessité de la vivre pleinement, excellemment, pour soi, mais surtout pour les anciens, pour ses contemporains, en conciliant l’inscription et dans le présent (car il faut « vivre parmi les vivants », comme le dit Montaigne) et dans la « tradition » plus que dans la postérité. Elle voulait payer son écot à cette tradition ininterrompue de transmission des auteurs grecs, et apporter sa pierre à l’édifice, fidèle en cela moins à Achille, peut-être (car il ne s’agissait pas pour elle de laisser une gloire personnelle et immortelle à la postérité – à moins qu’on se souvienne de l’exigence épique de « toujours exceller », αἰὲν ἀριστεύειν), qu’aux humanistes de la Renaissance, avec qui elle avait tant en commun.

En 1978, Françoise Frazier intègre brillamment l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles (ENSJF) de Jourdan – l’ « ENS Sèvres ». Première à l'agrégation de Lettres Classiques (1981), elle soutient, trois ans plus tard, sa thèse de doctorat (Plutarque et la narration biographique : composition et signification des « grandes scènes » dans les Vies), sous la direction de celui qui restera, toute sa vie, son « maître » : Jean Sirinelli. De 1982 à 1987, elle assure les cours de version grecque puis de thème latin pour les pré-agrégatifs à l'ENSJF ; elle est pensionnaire à la Fondation Thiers de 1984 à 1987 (et en même temps auditrice des cours de paléographie de Jean Irigoin à l'EPHE). Après avoir mené son stage d’agrégation au Lycée Sévigné à Paris, elle est professeur dans le secondaire à Amiens (1988-1989) – expérience dont elle retiendra beaucoup, tout au long de sa carrière universitaire, en termes de pédagogie en particulier. En 1991, elle soutient son HDR à Paris IV, devant un jury composé de Jean Sirinelli, Michel Casevitz, Daniel Babut, Simone Follet et Monique Alexandre — son dossier est consacré aux Vies Parallèles de Plutarque, avec un travail original, Morale et Histoire dans les Vies Parallèles, de 1066 pages. Puis débute sa carrière universitaire. Après avoir été Maître de Conférences à l'Université Stendhal-Grenoble III (1989-1997), elle est élue Professeur d’abord à l'Université Paul Valéry-Montpellier III (1997-2006), puis à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (2006-2016). Depuis 2012, elle était également membre senior à l’Institut Universitaire de France (IUF).

Sans discontinuer, Françoise Frazier a fait avancer la connaissance de l’antiquité grecque, avec passion, avec conviction, avec foi. Elle laisse une œuvre philologique et scientifique majeure, qui force le respect. Elle est d’abord une des meilleures spécialistes de Plutarque, qu’elle n’a cessé, tout au long de sa vie, de lire, traduire, annoter, étudier, interpréter et transmettre. On lui doit en particulier, outre des dizaines d’articles, de nombreuses éditions et traductions de Plutarque (Collection des Universités de France, Classiques en poche, Garnier Flammarion), et surtout Histoire et Morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, dont elle avait souhaité, en 2016, proposer une seconde édition, revue et augmentée. Depuis plus de dix ans, elle jouait aussi un rôle majeur dans la vaste entreprise, coordonnée par Olivier Guerrier, d’édition commentée de la traduction par Amyot des Œuvres morales et mêlées de Plutarque. Au travers de cette collaboration entre hellénistes et seiziémistes, à laquelle elle tenait tant, elle a apporté une contribution majeure à la transmission de l’œuvre de Plutarque et à sa réception. Sans nul doute, elle a vécu, ce faisant, ce que décrit Plutarque au début de la Vie de Timoléon (c’était un de ses passages préférés) : « M’occuper d’eux, c’est, ce me semble, comme si j’habitais et vivais avec eux, lorsque, grâce à l’histoire, recevant pour ainsi dire chacun tour à tour et le gardant chez moi je considère "comme il fut grand et beau" […] ». Par son travail sur Plutarque et Amyot, elle a su s’inscrire dans de nombreux réseaux (le Réseau européen Plutarque et l’International Plutarch Society), et nouer, au fil des rencontres européennes, des relations privilégiées.

Sa bibliographie, ses séminaires et ses cours montrent aussi qu’elle s’est intéressée à toute la tradition et à tous les genres, d’Homère à Plutarque, et au-delà : la poésie (épique, tragique, comique, bucolique), l’histoire (Thucydide, Polybe), les orateurs, la philosophie (Platon, Aristote, Philon d’Alexandrie), le roman (Achille Tatius), la littérature grecque chrétienne… Elle replaçait chaque auteur, chaque étude, dans le long cours, et était attentive, toujours, à l’héritage, aux transformations, aux apports. On lui doit ainsi de remarquables études dans le champ de l’histoire des idées, de l’écriture des genres, de la poétique.

Dans la droite ligne des humanistes et des plus grands philologues qu’ait produits la tradition occidentale, elle laisse à la communauté universitaire une œuvre colossale, qui ne manquera pas de servir de base solide à ceux qui s’inscriront, comme elle, dans le champ des études grecques.

Elle se mesurait aux textes avec passion, exigence, humilité. Tous ceux qui ont suivi ses cours ou l’ont entendue savent à quel point elle était attentive à la construction des textes, à leur économie interne – plus encline à écouter le précepte alexandrin d’ « expliquer Homère par Homère » que les théories modernes, qui bien souvent, pour elle, font passer la vérité des textes au second plan. Tout au long de sa carrière, elle a su transmettre à ceux qu’elle a formés cette exigence de la confrontation et de la rencontre avec les textes grecs.

Qui a connu Françoise se souvient aussi de la passionnée d’art, de musique, de culture, de voyages ; de ses éclats de rire, et des rires que sa fantaisie nous a si souvent offerts ; de son élégance, à tous points de vue ; de sa générosité ; de ses merveilles culinaires (elle connaissait Le Festin de Babette, et en proposait à tous, à chaque occasion, sa version à elle), et du plaisir qu’elle avait à partager bonne table et Champagne, dans une version sans cesse renouvelée de ses chers Propos de table.

Notre communauté universitaire s'associe à la douleur de sa famille, de ses proches, de ses amis, à qui nous adressons toutes nos condoléances.

Pour le Département de Langues et littératures grecques et latines,

Christophe Bréchet

Mis à jour le 22 mars 2017